Chagrin d’école ? Ras-le-bol

Mercredi 10 Juin 2020-00:00:00
' Mona Magdalani

« Oui, tu as raison, je suis bien le méchant que tu dis, pire même, si tu savais »

Chagrin d’école – Daniel Pennac

Voilà là où on mène les jeunes ; « on » étant des adultes responsables, essentiellement dans la vie scolaire, mais aussi, dans la vie familiale.

Il s’agit des coquins, cancres, vilains, turbulents, vaut-rien, perdants, stupides, insolents et la liste est longue et témoigne de beaucoup de créativité de la part des professeurs pour punir cette catégorie à éliminer, pour les marginaliser et les exclure du monde des idéaux, des premiers, des sages, bref des « bons »

Et si nous faisions le plongeon dans l’esprit d’un cancre ?

C’est d’un enfant vif dont il est question, habile, voire imbattable aux jeux, rieur, farceur, sympa, sociable et amical et même rebel. Cela ne veut-il pas dire que les caractéristiques d’un embryon de leader se trouvent en lui ? Pourquoi classer toute la génération entre les deux rails du chemin de fer ? Pourquoi leur exiger de « faire ce qu’il faut » et d’« être poli » pour être accepté – sachant que ces deux impératifs sont excessivement relatifs et ne relèvent que de la subjectivité de l’un et de l’autre.

Ces élèves ont, non seulement, le droit d’être différents, d’être acceptés mais aussi qu’on jette la lumière sur leur différence qui constitue leur point fort. Selon Tahar Ben Jelloun dans Le racisme expliqué à ma fille « La richesse est dans la différence».

Ces élèves sont ceux qui – le plus probablement – réussiront leur vie professionnelle beaucoup mieux que ceux du par cœur et de la note finale tout simplement parce qu’ils auront acquis et renforcé les compétences du savoir-faire et du savoir-être que les autres auront ratées aux dépends des compétences du savoir

Ces élèves sont ceux qui possèdent les clés de l’équilibre moral et émotionnel. Punition, agression (oui, ce qu’ils reçoivent des adultes, c’est de l’agression) harcèlement moral, les professeurs finissent, non pas par dompter la bête, mais par créer un fauve : le méchant rebel est né. Est né celui qui s’est construit des mécanismes de défenses qui vont faire qu’aucune autre agression n’aura un effet. « Qu’on le traite de lâche », dit Daniel Pennac, de voleur, de menteur ou de de quoi que ce soit d’autres… ne le touche guère ». Ces mécanismes de défense vont faire que l’interpellation pour un grondement sera une distinction et la punition sera un acte héroïque à applaudir. Et si on accuse quelqu’un d’autre à sa place… il ne se dénonce pas, C’est qu’il s’est fait une raison de sa solitude et qu’il a enfin cessé d’avoir peur, reprend Pennac dans son autobiographie Chagrin d’école.

Cesser d’avoir peur, qu’est-ce que c’est catastrophique ! Un changement de 180˚ : la maîtrise de la situation n’est plus entre les mains du professeur ou de tous les adultes qui tendent les bras et dressent l’index pour cumuler les accusations, les plaintes, les reproches et les punitions. Les apparences sont bien trompeuses. C’est le « nul » qui maîtrise la situation : débarrassé de sa peur et n’ayant plus rien à perdre dans l’enjeu scolaire officiel (il a déjà tout perdu : notes, reconnaissance, cadeau..) il se lance avec bravoure dans l’enjeu du défi avec les grands. Et là, vous avez ma parole, la victoire est toujours du côté de l’élève. Ne sommes-nous pas bien d’accord que le mal est plus facile que le bien ? Plus intéressant aussi, non ?

…Pour en arriver là :

« Oui, tu as raison, je suis bien le méchant que tu dis, pire même, si tu savais ».

Bravo à l’adulte qui au lieu de canaliser l’énergie et l’intelligence, au lieu de bénir la singularité, au lieu de se décarcasser pour contenir les résultats fâcheux d’une vie en famille pas facile, au lieu de laisser chatouiller son intellect par un cas dont un autre professeur est responsable, au lieu d’écouter la voix de l’éducateur en lui, au lieu d’être fidèle à sa mission, s’est livré à un conflit personnel avec un mineur et a ainsi préparé la bonne recette du Monstre. Tout cela parce son amour propre n’a pas pu surmonter l’idée qu’une créature échappe à son contrôle.

 

Il est vrai qu’au début de ma carrière d’enseignante – vingt ans déjà ! – j’ai failli tomber dans ce piège. Combien de fois, j’ai dû faire de l’effort pour sortir du cercle infernal du conflit personnel, celui de se sentir offensé par l’élève et du coup mobiliser toutes ses ressources pour répondre. A chaque fois, je me disais que c’est pas du MOI qu’il s’agissait, que c’est peut-être la figure maternelle que j’incarnais, l’autorité de l’adulte que je représentais, la discipline que j’enseignais, un mot que j’ai prononcé ; mais ce n’est pas du MOI. Conséquence : je me mettais du côté de la plaisanterie de l’élève ou même de son attaque – pas en face, et sortais ainsi du cercle du but à atteindre. Même quand il s’agissait de gronder, comme le disait le Père Henri Boulad, je me mettais en colère de l’extérieur, je ne laissais pas l’émotion me contrôler, d’où vient le fait de gronder à droite et de rigoler à gauche, une seconde plus tard.

Etais-je une élève de cette catégorie, ce qui expliquerait toute cette défense ? Pas du tout ! J’étais parmi les premières, sinon la première. C’est le métier qui m’a transformée. Le métier, n’étant pas d’expliquer une leçon de grammaire mais d’être une actrice au sein d’une usine d’êtres humains, de futures décoristes, pharmaciennes, dessinatrices, chanteuses, médecins, chorégraphes, enseignantes, ou tout simplement femme.

J’ai compris par la magie du contact humain avec ces femmes en herbe que la situation gagnant-gagnant est la meilleure : leur assurer l’environnement qui tolère tout, au début, pour pouvoir guider et éclairer, après, et m’assurer par la suite la paix dépourvue de tout conflit personnel. C’est une agréable concentration non-stop..C’est une remise en question, une distanciation, un apprentissage renouvelé puisque chacun est unique, un défi avec soi pour faire face à l’inconnu chaque jour.

Pour en voir l’effet et l’impact, je ne parlerai pas d’élèves qui détestent le français et qui en sont devenues enseignantes brillantes, ni des marginalisées devenues les leaders de la classe, ni les désintéressées étant devenues des passionnées, mais je parlerai de Pennac, lui-même jugé cancre par tous sauf un enseignant qui a fait de lui l’auteur qu’il est devenu, expérience transformante racontée dans son autobiographie pour laquelle il choisit comme titre… « Chagrin d’école »

A méditer.